Association avion René Grandjean

AVENTURES À DÜBENDORF

Pendant mon voyage pour Zurich, je fis la connaissance, au wagon-restaurant, d’un représentant d’une quarantaine d’années. Il se rendait également à Zurich, et la conversation a été vite engagée avec lui, car c’était le « roi des bavards ». En descendant de wagon, il m’a demandé:
« – Je crois que vous aimez la bière?
– Oh! oui, que je lui ai répondu. C’est ma seule boisson,même en hiver.
– Alors, je vais vous conduire dans une vieille brasserie, à la « Metzgerbrau « . C’est là qu’on trouve ma bière préférée. »

C’était à deux pas de la gare, et nous entrons dans la grande brasserie qui est pleine de monde. En traversant la salle pour trouver une place, il s’arrête vers un monsieur d’un certain âge, qu’il connaissait, et nous nous installons vers celui-ci. Il me le présente en disant: « Un vieil ami, M. Egg ».

Monsieur Egg me demande ce que je viens faire à Zurich et je lui dis que je veux aller à Dübendorf.
« – J’y vais seulement voir le terrain d’aviation, répondis-je. Mais comme il se fait déjà tard, j’irai seulement demain matin.
– Alors, dans ce cas, me dit-il, je peux vous accompagner là-bas… »

C’est en dînant que je lui raconte ce que je veux faire et ce que j’ai déjà fait depuis 1909 et en cette année 1910. Lui, de son côté, m’apprend qu’il est l’ingénieur Rudolf Egg… l’inventeur du moteur Oerlikon. Nous avons causé pendant toute la soirée.

Le lendemain, à l’heure précise prévue, nous nous trouvons tous les deux à la gare. Un quart d’heure après, nous sommes sur le terrain. Il y a déjà trois hangars de montés, mais on n’y voit personne. Deux des hangars sont vides. Le troisième est fermé à clé et M. Egg me dit:
« – Là, ce doit être un Français, M. Jaboul, qui fait construire, par un mécanicien également français, un avion copie du Farman… tout cela en secret. »

Il y avait déjà eu un grand meeting d’aviation à Dübendorf, du 22 au 26 octobre (donc quinze jours auparavant). Depuis, à part Jaboul et ce mécanicien, tout est mort; du reste, ces deux, on ne les voit jamais…

Alors, nous sommes allés trouver le syndic du village, qui nous reçoit gentiment. Il nous apprend que ce M. Jaboul a été l’organisateur du meeting, qu’il a trouvé les fonds nécessaires pour fonder une société anonyme, constituer une société pour les terrains et faire construire les trois hangars. Il nous accompagne ensuite sur le terrain.

C’est un immense marécage, avec des quantités de petits ruisseaux invisibles. De grands roseaux ont envahi toute cette plaine mais, sur un bord, il y a quand même une piste qui a déjà servi aux aviateurs français. Le syndic nous dit:
« – Puisque vous êtes décidés à venir ici, je vais faire faucher tous les roseaux de la piste, jusqu’au bout du terrain. »

Ensuite de quoi nous allons boire une chope à la gare, pour trinquer avec ce syndic si aimable… et nous rentrons à Zurich. Je pense aujourd’hui que ces messieurs croyaient alors que j’étais riche… S’ils avaient su que j’étais à peu près ruiné… les choses auraient pu mal tourner.

Je n’avais plus que deux cents francs en poche, et Dieu sait si les centimes filaient vite, malgré leur valeur du temps! M. Egg ne me quitte plus. Le lendemain déjà, il m’emmène à l’Usine des machines outils Oerlikon, et me fait voir son moteur. Il y en avait justement un sur le banc d’essai et un mécanicien de l’usine le met en marche. Vraiment, je suis impressionné. Il m’explique que c’est le moteur qui a servi aux frères Dufaux, de Genève, pour leurs essais, afin de tenter de gagner le Prix de l’Automobile-Club Suisse (de cinq mille francs), qui était ouvert du 1er janvier au 31 décembre 1910.

Il paraît que les Dufaux auraient pu le tenter facilement, vu que leur appareil était de construction suisse et le moteur Oerlikon également. Mais les conditions prévoyaient aussi qu’il fallait être aviateur suisse « breveté », et Dufaux n’avait pas son brevet. Il me dit encore qu’il n’y a rien de perdu, car l’A.C.S (Automobile Club de Suisse). reportera le prix à 1911 et que les conditions des épreuves sont déjà changées.

Je quitte M. Egg un jour ou deux et, après avoir bien compté ce qui me reste en poche, je vais seul à Dübendorf pour essayer de m’y installer. Je constate d’abord que le village est trop loin du terrain et je m’adresse à la ferme qui domine ce dernier. Le fermier est aimable et, heureusement, sa femme parle un peu le français. Ils n’ont pas de chambre à louer, mais ils me font visiter la ferme, en disant: « Voyez, c’est tout ce que nous avons ».

Cependant, comme il ne fait déjà plus très chaud, j’ai repéré un coin au fond de la grange, vers l’écurie des vaches, et je me dis: « …s’ils sont d’accord, je pourrai construire une chambre à cet endroit ».
« – Vous voulez la construire vous-même?
– Bien sûr, pourquoi pas?
– Alors, dans ce cas, venez avec moi… J’ai des planches derrière la maison… elles sont sèches depuis deux ans, et c’est du beau sapin. »

Nous allons voir… Je lui tends la main ouverte et il tape dedans avec la sienne. Ils sont d’accord. Il m’indique encore où se tient le menuisier du village et me dit qu’il est relativement bien outillé en machines à bois.

En quelques coups de crayon, je fais un croquis avec les dimensions (il faut simplement une cloison et une porte), puis me voilà chez le menuisier. Il est tout seul, et c’est justement lui qui fait les bois pour les deux Français qui construisent la copie du Farman en secret. Je lui explique ce que je veux, et il me répond:
« – Je ne demande pas mieux, mais en ce moment, je n’ai pas le temps.
– Et vos machines, sont-elles disponibles?
– Bien sûr… Je ne peux pas être partout à la fois!
– Alors, si vous me laissez faire, je débiterai tout moi-même. Soyez tranquille, je suis du métier. J’ai passé ma jeunesse dans la scierie de mon père; alors, vous pensez si çe me connaît, le métier…
– Dans ce cas-là, me répond-il, vous me paierez seulement un franc cinquante de l’heure.
– Entendu. Mais, dites donc, monsieur… et le bois ?.. Avez-vous un petit char?
– Mais oui, il est derrière la maison…
– Alors, ne vous en faites pas! Je vais le prendre. »

Je traverse tout le village, la gare, le passage à niveau, et encore autant de trajet jusqu’à la ferme, en traînant le petit char. Je n’ai pas le temps de m’occuper des gens qui me regardent passer. En voyant que je peux passer à l’action, je suis immédiatement absorbé par mon idée. J’aime faire des efforts pour construire ou réaliser n’importe quoi et je n’aurais pas pris plus de peine pour construire ma villa que pour monter ma petite chambre.


Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *