Association avion René Grandjean

LA CONQUÊTE DU PRIX EYNARD

Pour le Prix Eynard de dix mille francs, organisé par le Club suisse d’aviation, le règlement pouvait se résumer à ceci :

  1. Le pilote devra être de nationalité suisse.
  2. L’appareil et le moteur devront être construits en Suisse.
  3. Le candidat devra s’inscrire, puis convoquer les commissaires quinze jours à l’avance, pour un jour bien déterminé.
  4. Parcours imposé: la traversée du lac Léman dans sa longueur, Villeneuve-Genève, avec trois escales obligatoires, à Ouchy, Rolle et Coppet.
  5. A chacune de ces escales, l’avion doit se poser, moteur arrêté, dans un quadrilatère de deux cents mètres de large et cinq cents mètres de long, délimité par des petits bateaux; le pilote doit, par ses propres moyens, remettre le moteur en marche, puis repartir sans sortir des quadrilatères.
  6. Le temps sera pris au départ et à l’arrivée.
  7. Le prix sera attribué à l’aviateur qui fera le trajet dans le moins de temps, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1912. J’avais fixé le jour au 4 septembre et convoqué les commissaires.

Je me trouvais à Ouchy à ce moment-là. Je venais de participer aux trois journées d’hydro-avions de Lausanne (31 août, 1er et 2 septembre), puis à la Journée d’aviation de Vevey-Montreux du 3 septembre, qui comportait un parcours Ouchy-Vevey-Montreux et retour.

Donc, le lendemain matin 4 septembre, je m’envole de Villeneuve. Mais, arrivé à la hauteur de Montreux, un des carburateurs du moteur casse… Je laisse marcher le moteur sur les deux cylindres opposés. Cela fait  » ta-ta, ta-ta, ta-ta… » Je descends en plané me poser dans le beau milieu du lac. Hélas, je me trouvais en plein courant du Rhône.

Pendant une heure, je me suis débattu contre ce courant qui m’entraînait au large, faisant toutes sortes de manoeuvres possibles pour en sortir. Enfin, je réussis à revenir à Villeneuve.

La réparation a été relativement vite faite, car nous avions avec nous un moteur entier en pièces de rechange. On s’assure que les commissaires sont bien au poste de contrôle du château de Chillon et… deuxième départ.

Arrivé à la hauteur de Rivaz, encore au milieu du lac, nouvelle panne. Une tige de soupape casse… Plus que trois cylindres. Obligé de descendre, je me dirige vers le bord du lac et me trouve à Rivaz. J’attache mon avion à un petit bateau du port et je cours jusqu’à la route pour arrêter la voiture qui m’escortait et devait me rejoindre en principe à Genève.

J’oubliais de vous dire que c’est M. Marcel Addor lui-même, et mon frère Marius, comme mécano, qui m’escortaient, avec tout mon attirail de pièces de rechange pour ce sacré moteur.

Enfin, ils arrivent. La réparation est simple et vite faite, une autre tige est posée et… on rentre de nouveau à Villeneuve.
Mais les commissaires sont déjà partis pour Genève… Marcel Addor a la bonne idée de filer avec sa voiture à la gare de Lausanne, où il fait appeler les commissaires dans le train de Genève, les fait revenir à leur poste de contrôle au château de Chillon.

Je n’ai pu reprendre le départ de Villeneuve, pour la troisième fois, que vers trois heures de l’après-midi. Mais cette fois, j’ai réussi parfaitement tout le parcours des 69,4 kilomètres en cinquante-six minutes et seize secondes, y compris les trois escales obligatoires.

Avec un temps aussi court, j’aurais été heureux d’avoir un concurrent, même muni du meilleur appareil étranger. Je crois encore qu’à l’heure actuelle (1952), il serait impossible de me battre dans les mêmes conditions.

Ainsi, j’étais détenteur du Prix Eynard, mais, jusqu’au 31 décembre 1912, il pouvait m’être ravi par un autre pilote qui aurait réussi le parcours en moins de temps. Personne n’a tenté l’aventure.

Je n’ai pas touché le Prix Eynard de dix mille francs que j’avais gagné. Il était déjà saisi par la société Oerlikon, pour une facture de douze mille francs qu’elle m’avait envoyée entre-temps, huit mille francs pour le moteur et quatre mille francs pour les frais de réparation. Je n’ai fait aucune opposition. Cela ne leur a pas porté chance pour la suite de leur moteur.

Désirez-vous savoir comment je suis parvenu tout seul à remettre le moteur en marche? Voici. J’avais installé sous mon siège une magnéto de départ, produisant l’étincelle au cylindre en compression. Un tour de manivelle et le moteur partait. Pour que cette petite combinaison réussisse, je devais surtout ne pas oublier d’arrêter le moteur avec le retard complet, pour éviter que l’hélice retourne en arrière.

À quoi j’attribue ma réussite? J’ai été élevé à la dure. A douze ans, je travaillais déjà à la scierie de mon père. Je connaissais tous les bois et leurs qualités propres. Je savais ainsi que le frêne à larges veines est le plus souple et le plus résistant. Tout mon appareil était en frêne choisi et bien raboté. C’était de « la baleine ».

Les ailes de mon appareil, je les ai construites à mon idée, et personne n’en a jamais vu l’intérieur. Je n’ai jamais vu moi-même l’intérieur d’ailes d’autres avions, du Blériot, par exemple. Une fois terminées, je les ai chargées de sable, trois cent cinquante kilos sur chacune, puis je les ai secouées violemment, quitte à les casser… mais elles n’ont pas bougé.

La solidité de mes ailes, c’est ça, ma réussite. Toutes entoilées, elles ne pesaient que dix kilos chacune… et l’appareil complet, avec le moteur, deux cent quarante kilos.


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